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20 mai 2008 – 29 mai 2008

Thursday, November 8th, 2012

     Sur la grille de la passerelle depuis laquelle les retenus pouvaient communiquer avec les manifestants, les flics ont posé une bâche verte. Lors d’une visite, la police a suspecté que nous étions venus soutenir les grévistes, elle a interrompu le parloir. Après une fouille, ils ont retrouvé les fils de leurs chargeurs de téléphone coupés. Un autre jour, nous avons appelé plusieurs fois les cabines téléphoniques à l’intérieur du CRA. À chaque fois, nous avons eu droit aux mêmes réponses : « Ici, tout va bien. Tout le monde mange. La police est correcte avec nous. » Crainte de la police ? Réponses dictées par elle ? Nous n’en saurons rien. Ce qui est sûr, c’est que les autorités du centre s’emploient à limiter les communications entre les retenus et ceux qui les soutiennent. Comme nous, elles savent que dans cette relation entre l’intérieur et l’extérieur se joue le prolongement de la révolte.

Mardi 20 mai

« C’est le même produit qui sert de bain de bouche et qui désinfecte les plaies. Il est interdit de rapporter des médicaments dans le centre. Ceux qui sont malades ne peuvent pas se soigner. Un diabétique a été amené menotté à l’hôpital. Tout le monde a des boutons sur le corps, des allergies à cause de la nourriture. Ces derniers jours, il n’y a pas eu de réunion entre les détenus. Il est difficile de se rassembler, car il y a plusieurs nationalités, âges, mentalités. Il y a des gens qui ne parlent pas français. Le consul égyptien ne délivre pas de laissez-passer à ceux qui n’ont pas de passeport. Pour les Algériens, c’est le contraire. Je suis Algérien, je n’avais pas de passeport, j’ai donné toutes mes références et le consulat a délivré le laissez-passer. Le consul vient dans une salle spéciale qui lui est réservée. Pendant l’entrevue, il demande au détenu s’il a un avocat. Sinon, il lui donne le contact d’un avocat qui se fait payer environ 2 000 euros. L’avocat et le consul se partagent le fric entre eux et le consul ne donne pas de laissez-passer. Quand le détenu n’a pas de passeport, le consul doit chercher des infos dans son pays d’origine pour vérifier son identité, ce qui demande plusieurs jours. Mais il ne prend jamais le temps de faire ces recherches, il donne les laissez-passer très rapidement. Un Marocain qui ne veut pas rentrer au Maroc dit qu’il est Algérien. Le consulat algérien le reconnaît comme ressortissant. Une fois en Algérie, il se fait emmerder par les flics algériens puis, au bout d’un certain temps, il est renvoyé en France. »

Vendredi 23 mai

« Mardi dernier, j’ai reçu un appel d’un leader associatif représentant de la jeunesse malienne expatriée en France. Il a suivi la grève de la faim et la manifestation. Il veut me visiter. Il est solidaire du mouvement. J’ai demandé une visite confidentielle selon l’article 24 du règlement intérieur du centre, qui stipule que tout résident y a droit si les locaux le permettent. J’ai fait la demande soixante-douze heures avant. J’ai aussi demandé, selon l’article 20, à rencontrer un responsable du centre pour faire le point sur mon dossier. Les deux demandes ont reçu une fin de non-recevoir. J’ai réitéré la demande auprès de l’agent qui me conduisait au poste de visite. Elle m’a répondu avec un ton sec, discourtois et déplacé que je devais faire comme les autres. Elle était totalement ignorante du règlement. Elle a crié, elle s’est énervée. Elle a tout de suite pris la responsabilité d’annuler la visite. Une dizaine d’agents m’ont emmené en sortant les muscles et en criant. Ils m’ont conduit de force à l’accueil. Quatre policiers gantés m’ont assis de force. Ils m’ont insulté, menacé : “Tu vas voir si tu te rebelles, tu es à la base du mouvement…” J’ai été mis en isolement pendant trente minutes pour non-respect du règlement intérieur. Quand je suis sorti vers 18 heures, j’ai réitéré ma demande et je n’ai toujours pas eu de réponse à cette date. »

« Les chiens de la brigade canine aboient jour et nuit. Ils empêchent de dormir ceux qui ont les chambres de ce côté. Les projecteurs sont braqués en permanence sur les gens, dans le réfectoire et les chambres. Ils sont tellement puissants qu’ils traversent les vitres teintées. La lumière est trop forte pour regarder la télé. Les lits superposés craquent à chaque mouvement. Ça pousse à la crise de nerfs, à la perte de contrôle. Ma chambre est contiguë aux toilettes. Quand on touche au robinet du lavabo, ça fait du bruit comme un gros “boum, boum” qui dure. Les douches sont bouchées, les toilettes n’ont jamais été désinfectées depuis un mois que je suis là. Si on mange un repas équilibré à midi, il faut attendre le lendemain soir pour avoir un autre repas complet. Certains ne mangent que du pain, du lait et du fromage. Les musulmans sont obligés de renvoyer leur barquette et de se contenter de pain et de yaourt. Quand je suis arrivé, je pesais 70 kilos, j’en pèse 55 maintenant. Un ami est passé de 80 à 60. La plupart perdent un tiers de leur poids. Les chiens sont comme un CD qui tourne en permanence. Les êtres humains sont utilisés comme des sujets d’expérimentation pour l’école de police [qui est mitoyenne du centre]. »

« Deux eurodéputés et cinq médecins de la préfecture sont venus nous visiter. Avant la visite, ils ont fait un grand nettoyage. Les médecins de la préfecture ne nous ont pas adressé la parole, on leur a quand même parlé mais ils ne nous ont pas écoutés. Après la visite, ils ont commencé à remplacer les installations des extincteurs qui auraient pu servir à se pendre. »

« Il y a aussi la commercialisation des produits. On arrête des gens qui sont déjà pauvres et on les dépouille de leurs sous : les cigarettes sont vendues à 5,50 euros, la boisson coûte 1,50 euro, et le café 50 centimes. Tout un commerce est organisé autour des retenus. Ils donnent des somnifères pour endormir les gens qui vont être expulsés. Un Haïtien a d’abord refusé un vol. De retour au centre, on lui a proposé de prendre des médicaments alors qu’il ne l’avait pas demandé. Depuis, il ne mange plus à la cantine. Il ne mange que du pain et la nourriture des distributeurs. Sa rétention dure jusqu’au 24, il attend sa libération. »

« On a fait des assemblées d’information. 80 % des retenus ont été renouvelés depuis un mois. Il y a maintenant une majorité de Chinois et d’Arabes. On passe dans les chambres, la cour et le réfectoire et on propose une heure de réunion. À l’heure des repas, on sensibilise, mais il y a des difficultés. On se retrouve dans le réfectoire, on communique sur l’actualité, sur les actions à entreprendre et sur les droits. Quand on se réunit, il y a des policiers qui rôdent autour. Il y a un policier en civil qui se fait passer pour un prisonnier. On s’en rend compte parce qu’il rédige tous les soirs un rapport. Il sort et rentre comme il veut. Il a exceptionnellement un stylo, il se permet d’acheter quotidiennement les journaux à l’accueil. Le jour de la manif du 4 mai, il faisait diversion avec les policiers à côté du grillage où nous étions rassemblés. »

Jeudi 29 mai

CRA 1. « Les policiers sont partout, tout le temps. Quand l’alarme à incendie se déclenche à cause de la fumée des cigarettes, ils en profitent pour vérifier les chambres. Hier, c’est arrivé plusieurs fois. En ce moment, ils font des travaux à partir de 8 heures. Ils changent les ampoules et le système d’alarme. Ils refont la peinture dans quelques chambres. On ne parle pas avec les ouvriers qui font les travaux, ils sont entourés de policiers. Les gens du nettoyage font leur travail, mais après 10 heures, les toilettes et les douches sont à nouveau sales. Il y a 10 toilettes et 10 douches pour plus de 150 retenus. Les policiers sont passés pendant que je te parlais, mais ils ne sont pas restés. On m’a dit qu’ils ont frappé un retenu. Les policiers l’ont emmené dans leur bureau pour le frapper. Ensuite, ils l’ont envoyé dans l’autre centre. Il y a un endroit où on peut parler entre les deux centres à travers plusieurs grillages, soit directement, soit par téléphone. Ce sont d’anciens retenus qui communiquent les numéros. Dans le CRA 1, on ne peut voir l’extérieur à aucun endroit. Il y a des gens qui appellent depuis l’extérieur sur les cabines téléphoniques du centre et qui demandent la nationalité des retenus. À l’intérieur, certains viennent discuter avec toi pour demander des détails sur ta situation et ta nationalité, c’est peut-être des policiers, en tout cas des gens qui travaillent avec la police. »

3 juin 2008 – 12 juin 2008

Thursday, November 8th, 2012

     Il nous arrive de converser plusieurs jours, voire plusieurs semaines avec un même retenu jusqu’à sa libération ou son expulsion. Dans ce cas, nous lui demandons de nous présenter d’autres retenus avant son départ. Ces derniers jours, nous avons perdu tout contact avec l’intérieur du centre. Alors nous appelons les cabines téléphoniques. Un retenu répond. Nous ne le connaissons pas, il ne nous connaît pas. Nous nous présentons comme des individus solidaires de la révolte de Vincennes et nous lui expliquons notre démarche. Nous devons nouer en quelques mots une difficile relation de confiance dans un contexte d’enfermement, de peur, d’ennui, d’attente, de déprime… En ce moment, une rumeur circule disant que nous sommes des flics. Tout le monde est méfiant. On réussit quand même à parler avec un retenu engagé dans un collectif de sans-papiers.

Mardi 3 juin

CRA 2. « Aujourd’hui, on fait la grève de la faim, on ne va pas manger. On a décidé hier soir, on s’est réunis dans la cour. La grève commencera vraiment ce midi. Tous les prisonniers ont décidé de ne pas manger. On a fait une liste et chacun a noté son nom et a signé. On n’a pas écrit de texte. On a juste écrit au-dessus des signatures : “On ne mange pas.” »

Mercredi 4 juin

Ce mercredi, pour protester contre les événements d’hier, les retenus se sont rassemblés devant la porte du centre et ont scandé le mot « liberté ». Ils ont dressé une liste avec noms, prénoms et signatures. Ils dénoncent les problèmes suivants :

insultes des policiers envers la religion ;

maltraitances et provocations ;

absence de médecins ;

horaires d’ouverture de l’infirmerie ;

agressions de policiers envers les retenus ;

utilisation de la force et la violence quand ils viennent chercher quelqu’un pour l’amener à l’aéroport ;

nourriture mauvaise, périmée, pas hallal ;

absence de responsable à qui parler.

Jeudi 5 juin

CRA 2. « Ce midi, dans le réfectoire, des retenus ont refusé de manger parce que la nourriture est dégueulasse. Les flics sont venus avec des casques et ont tapé plusieurs hommes. Deux personnes sont en ce moment en isolement et menottées. On a écrit un texte que l’on va donner au chef de brigade et puis on va le photocopier pour le donner à la Cimade et aux flics. On a des contacts avec le CRA 1, on sait qu’ils sont en grève de la faim depuis deux jours. Dès que les bureaux de la Cimade ferment, les policiers commencent à insulter les gens et à leur casser la gueule. Deux personnes ont avalé des lames de rasoir aujourd’hui et sont parties à l’hôpital. »

CRA 1. « On est en grève de la faim depuis trois jours environ. On est une grosse majorité à faire la grève. On a écrit un texte et on a envie de le communiquer aux journalistes. Si les gens à l’extérieur ne savent pas qu’on fait la grève, ça ne sert à rien. »

Dimanche 8 juin

CRA 1. «  Il y a toujours la grève de la faim. La moitié des retenus la font, l’autre moitié des retenus mange. Tous les jours, il y a des gens qui se battent. Tous les jours, il y a des gens qui sont malades. Aujourd’hui, donc, tout est normal. »

CRA 2. «  Ce matin, il y a un retenu qui a bu du shampooing, il a mangé des cachets, des lames de rasoir et il s’est tailladé le ventre. Il devait être expulsé aujourd’hui, on l’a envoyé à l’hôpital. Hier, je me suis fait taper par d’autres retenus, je suis parti à l’hôpital, on m’a mis des agrafes. Les retenus croient que j’ai balancé à la police le lieu où se cachait celui qui a disparu. Je suis logé du côté des chambres qui sont normalement réservées aux travestis. En ce moment, il n’y en a pas, mais il paraît qu’ils vont en ramener demain. Je vais devoir déménager et retourner de l’autre côté où dorment les gens qui m’ont frappé. Quand on est du côté des travestis, on ne mange pas dans le réfectoire avec les autres. On nous amène la bouffe dans un chariot. De notre côté, il y a une sorte de PlayStation avec un seul jeu de foot. »

Jeudi 12 juin

CRA 2. Côté transgenre. « Depuis dimanche, les policiers nous disent qu’on va devoir déménager parce qu’il y a des travestis qui vont arriver et que cette partie du centre leur est réservée. Mais on est jeudi et aucun travesti n’est arrivé. Je ne sais pas comment ils peuvent savoir autant à l’avance qu’ils vont arriver. Il y a eu une tentative d’évasion, le retenu s’est caché dans un égout. Après trois heures de recherches, ils l’ont retrouvé. »

CRA 1. « Je suis membre de la Coordination 75 des sans-papiers, je faisais partie de l’occupation de la Bourse du travail à République. Je m’occupais depuis le début de faire la nourriture pour tout le monde. Pendant que je faisais les courses à Barbès, j’ai été arrêté. J’étais en train de charger les courses dans la voiture. J’étais mal garé. Ce sont les mêmes policiers qui m’ont donné la contravention et qui ont contrôlé mon identité. »

« Au sein du centre, ceux qui nous gardent sont malins. Ils sont issus de l’immigration. Pour éviter qu’il y ait des accrochages, ils parlent arabe, bambara… Hier, quelqu’un a avalé beaucoup de pièces de monnaie pour échapper à une expulsion ; il est à l’hôpital. Tous les jours, certains mangent des pièces et du shampooing pour échapper à l’expulsion. Quand ils font ça, ils vomissent, ils ont très mal au ventre. Il faut attendre une ou deux heures avant d’être évacué. La police attend de voir si c’est vraiment grave. Ce sont les pompiers qui viennent chercher le malade. Certains reviennent après avoir passé une ou deux journées à l’hôpital, mais entre-temps, leur vol a été annulé. »

16 juin 2008 – 22 juin 2008

Thursday, November 8th, 2012

     25 000 expulsions par an, 35 000 retenus… Pour atteindre ces chiffres, combien de jugements expéditifs, combien de garde à vue, combien de rafles aux abords des écoles, dans les quartiers, combien d’arrestations dans les appartements, les foyers, sur les lieux de travail, combien de contrôle d’identité au faciès et surtout combien d’actes de délation de la part des employés de banques, des fonctionnaires de l’administration, des agents de la Poste, de la SNCF, de la RATP, des services sociaux ou des simples citoyens ? Combien de gens vivant dans la peur de la police et des autres ?

Lundi 16 juin

CRA 2. « Ils m’ont arrêté à la gare du Nord, c’était un contrôle d’identité, les policiers étaient quatre, ils n’arrêtaient que les gens de couleurs. Ils étaient en civil. Je l’ai ai remarqués, ils étaient avec une fourgonnette sur laquelle était inscrit “police”. Les gens autour ne se rendaient pas compte, donc ils ne réagissaient pas. Ici, c’est invivable, on voit de tout. Il y a des mecs qui n’ont rien à faire là. Il y a un monsieur qui a été opéré du cerveau. Il a des cicatrices. Il a été arrêté en pleine convalescence deux jours après être sorti de l’hôpital où il est resté un mois et demi. Il doit se faire encore opérer le 20 juin. Sa tête ne cesse d’enfler. Ça fait cinq jours qu’il est dans le centre. Il y a un gars qui a mal aux dents, son visage est enflé, il ne dors pas la nuit. Il y a une semaine, il a vu un dentiste qui n’a rien pu faire pour lui. Ici, ils lui donnent des calmants, mais c’est vraiment le minimum parce que son visage ne désenfle pas. »

CRA 1. « Il y a des tentatives de suicide très souvent, presque tous les jours. Quand quelqu’un tente de se suicider, ils viennent le prendre et l’emmènent à l’hôpital. S’ils considèrent que c’est pas grave, ils l’expulsent quand même. C’est arrivé à un jeune Malien. Le lendemain, son frère nous a appelé et nous a dit qu’il était dans son pays d’origine. Il est arrivé là-bas sans chaussures.

On arrive pas à faire un mouvement. Beaucoup de gens ne sont pas motivés. Ils ont peur des représailles. Moi, je leur dit qu’ils peuvent rien nous faire s’il y a pas de chef. On est obligé de fermer les yeux et de se taire. On discute tout le temps entre Noir Africains, on sait que derrière, il y a des gens qui nous soutiennent. On en est très content, mais il faut nous battre nous-même. On voudrait que nos pays d’origine connaissent nos conditions de détention et se mobilisent devant les ambassades françaises. La manifestation de samedi a été très bien, on a entendu vos voix. Les retenus ont crié et secoué la grille qui se trouve près de l’accueil, d’où on entend l’extérieur. Un responsable a essayé de nous faire taire. Il a essayé d’attraper deux retenus, les meneurs, mais ils se sont dégagés. Les mobilisations a l’extérieur sont nécessaires. Cela nous incite a faire des actions. C’est l’angoisse totale quand on voit un voisin de chambre se faire réveiller à 4 heures du matin, emmené sans chaussures, attaché, bâillonné… on nous envoie au tribunal menottés comme si nous étions de très grands criminels, dans un fourgon avec des cages. Je suis entré trois fois dans ce fourgon pour aller au tribunal. À chaque fois, j’ai dit au policier : “Nous sommes traités comme du bétail.” et le policer rigole. »

Vendredi 20 juin

CRA 2. Côté transgenre. « Ici, c’est tranquille. On est cinq de ce côté. Les policiers sont gentils. Je suis dans le centre depuis sept jours. Cinq personnes ont été arrêtées en même temps que moi. On était dans la rue, les policiers étaient en civil, ils rigolaient parce que nous sommes des trans. Ici, on a pas de contacts avec les autres retenus. Je les vois dans la cour, mais je ne discute pas, je suis fatiguée. »

Dimanche 22 juin

Hier un retenu est mort au CRA 2.

« Le monsieur qui est mort hier n’était pas cardiaque. Avant de rentrer dans le centre, il prenait déjà des médicaments tous les jours, il avait une ordonnance du médecin. Il demandait des médicaments et on ne voulait pas lui en donner. L’infirmière ne lui donnait pas sa dose, il demandais à d’autres retenus d’aller à l’infirmerie pour demander sa dose. Si le médecin lui avait donné sa dose, il serait encore parmi nous aujourd’hui. La veille du jours ou il est mort, il tremblait beaucoup, il ne savait pas pourquoi, il se sentait malade. Peu de temps avant de mourir, il a décidé de faire une sieste et a demandé à son copain russe de le réveiller pour qu’il puisse aller à l’infirmerie qui ouvre à 15 heures. Son copain est venu une première fois , il a essayé de la réveiller, son visage était tourné vers le mur, on ne voyait pas très bien. Il a cru qu’il dormait profondément et il a préféré le laisser dormir. Dix minutes après, il est revenu. Cela c’est passé de la même manière. Du coup, il est allé chercher un autre retenu, et tous les deux ils ont essayé de le réveiller, ils lui ont tourné la tête, il y avait du sang sur le nez et la bouche, il était bleu turquoise, il était tout dur, tout raide, froid. »

21 juin 2008 – 22 juin 2008

Thursday, November 8th, 2012

     Le 21 juin est mort le retenu Salem Essouli. Le 22 juin, le centre de rétention a brûlé. Pendant ces deux jours, nous n’avons jamais cessé de téléphoner, mais nous préférons livrer un entretien réalisé quelques jours plus tard avec deux retenus libérés. Récit à deux voix, depuis le CRA 1 et le CRA 2, de ces deux journées qui ont vu la destruction du centre de rétention de Vincennes.

Samedi 21 juin

Un retenu du CRA 2. « Le jour de la mort du Tunisien, il y avait beaucoup de monde. Toutes les chambres étaient pleines. Les chambres de quatre étaient complètes. On avait du mal à trouver de la place pour les nouveaux venus. Des gens dormaient par terre sur des matelas. Ceux qui préféraient être avec leurs compatriotes étaient jusqu’à cinq ou six dans les chambres. Il y avait des tensions entre retenus et des vols entre nous. Quand les deux hommes sont allés réveiller le Tunisien, ils ont crié au secours. Les retenus sont arrivés pour voir ce qu’il en était, tout le monde voulait en savoir plus. Ils étaient très excités. Les policiers sont arrivés pour repousser les retenus. Ils sont venus avec les boucliers et, dans le couloir, l’un des agents a gazé les retenus qui venaient pour savoir ce qui s’était passé. Le gradé a aussi pris du gaz dans les yeux. La tension était vive ce jour-là. Ils ne nous ont annoncé sa mort qu’à 20 heures. De 15 heures 30 à 20 heures, le gradé nous a toujours dit que son état était critique, mais qu’il était vivant. Peut-être qu’ils ne nous ont pas dit qu’il était mort pour apaiser les tensions. Ils ont attendu que le Samu intervienne et le conduise à l’hôpital, puis ils nous ont dit qu’il était décédé une fois arrivé à l’hôpital. On a d’abord ressenti une trahison. Ils ne nous ont pas dit la vérité. Les retenus ont poussé un cri de détresse en disant qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, sinon nous allions tous mourir comme ça, un à un, du jour au lendemain. Les gens ont directement pensé que c’était l’administration du centre qui était responsable. Les soins ne sont pas appropriés. Tout le monde en a profité pour dire ce qu’il avait sur le cœur. Ce soir-là, il y a eu un premier départ de feu dans une chambre. La police a commencé à éteindre le feu, puis les pompiers sont intervenus. »

Un retenu du CRA 1. «J’étais dans le CRA 1. Le centre est divisé en deux. Mais on se connaît. On se voit régulièrement lors des visites ou au tribunal. On recueille des informations par téléphone. On a vu du mouvement de l’autre côté du centre. Les flics font le tour de chaque centre. Ils ont des cabines à chaque coin pour nous surveiller. À travers le grillage, on a vu beaucoup de policiers courir. On s’est dit que quelque chose se passait. Certains ont reçu des coups de fil. On a appris que quelqu’un était mort. Des policiers sont revenus pour voir notre réaction. On nous a dit que la personne n’était pas morte mais qu’elle était dans un état critique. De notre bâtiment, on peut voir la grande cour d’accès. Vers 19 heures ou 20 heures, on a vu les pompiers sortir avec le mec sur un brancard. C’était inhabituel. On avait déjà vu des tentatives de suicide, mais ça n’avait rien à voir. Les retenus ont eu l’impression que cette personne était vraiment morte. On était découragés et choqués. On a vu le feu dans l’autre CRA. On a vu la fumée et senti l’odeur des gaz lacrymogènes. Les gens disaient qu’il y avait beaucoup de flics, ils étaient inquiets. On sentait que quelque chose pouvait se passer. Souvent, on sait que les grèves de la faim ne durent pas. Mais on s’est dit que là, une grève allait reprendre. On a discuté entre nous, sans meneur. On a décidé de faire une minute de silence en mémoire de la personne qui était morte. On s’est dit qu’on n’allait pas manger. On voulait aussi boycotter les tribunaux pour donner l’impression d’un village mort. On voulait rendre hommage à la personne décédée. »

Un retenu du CRA 2. « La majeure partie des retenus est restée dans la cour jusqu’à 3 heures du matin. On ne pouvait pas accéder aux couloirs à cause des gaz lacrymogènes de l’après-midi et de la fumée de l’incendie. Nos couloirs sont fermés par des portes coupe-feu qu’on ne pouvait plus ouvrir. Dans la cour, tout le monde se posait la question de savoir comment on en était arrivé là. Les autorités ont beau parler, la réalité de l’intérieur du centre est qu’on n’est pas traités comme des humains. On est des sans-papiers, on n’est pas traités comme des humains. On est mis dans une position d’infériorité. C’est pas facile à vivre. Des gens craquent. Ils pensent à se suicider. Bien avant d’arriver au centre de rétention, j’avais entendu qu’il y avait eu des mouvements de grève par rapport à la nourriture de mauvaise qualité, en trop petite quantité. Mais les gens se plaignent aussi du traitement psychologique, de la manière dont les policiers s’adressent à eux. La majeure partie des retenus sont des chefs de famille. Ils ont un certain âge. Ils ont un vécu. Ils sont maltraités par des élèves policiers dont la moyenne d’âge est de 25 à 30 ans, c’est choquant. Les gens sont tout le temps obligés de se contenir. Dans la nuit de samedi, ils étaient abattus. Ils pleuraient. Ceux qui connaissaient le retenu craquaient. D’autres les consolaient. À 3 heures 30, certains retenus sont rentrés dans leurs chambres. D’autres sont restés dans la cour avec les matelas. C’est une chose qui arrivait tous les jours. Quand il faisait chaud, les gens sortaient les matelas et s’installaient dehors. On se moquait parfois entre nous, on disait que les gens se croyaient au Club Med et ne pensaient qu’à leur bronzage. »

Dimanche 22 juin

Un retenu du CRA 2. « Dimanche, le réveil a été difficile. Les gens n’avaient pas dormi, ils se sont réveillés abattus. Vers midi, beaucoup de personnes étaient dans la cour. On n’avait rien décidé. Tout était normal. Vers 14 heures, ceux qui sortaient de la prière ont fait appel aux autres pour se regrouper et décider de quelque chose. Avec des gestes et des signes, ils ont appelé tout le monde. Presque toutes les communautés sont venues, Arabes, Noirs, Chinois, etc. Certains sont peut-être venus sans savoir pourquoi, d’autres pour le mort seulement, ou encore avec l’idée de faire autre chose. Durant cet attroupement, les gens ont décidé de faire une prière pour le mort. Tous assis à terre. Ceux qui pouvaient ont récité une sourate du Coran. Nous étions presque une centaine. Après, on a fait une marche silencieuse. On ne peut pas dire qu’il y avait un leader. Dans le centre, les gens ne sont pas arrivés le même jour. Ils n’ont pas tous les mêmes problèmes. Même si les gens cherchent à aller dans le même sens, ce n’est pas facile. Par exemple, toi, tu arrives aujourd’hui, tu as déjà une idée de révolte, tu le dis à quelqu’un qui a fait trente jours, il ne lui reste qu’une seule journée avant d’être libéré, donc il ne va pas participer à la révolte que tu décides. Ça a été spontané, les gens en avaient trop sur le cœur. La mort a été l’élément déclencheur. Les gens se sont dit que si on ne faisait pas quelque chose, on allait tous mourir comme ça. Pendant la marche, il y a des retenus qui ont crié “Allah akbar”. Pour dire que seul Dieu peut nous sauver ou nous venger de ce qui s’est passé. Un retenu n’était pas d’accord ; il a dit : “On a fait une prière pour le mort, maintenant il ne faut pas changer la connotation de la marche silencieuse en une marche religieuse.” Il a dit que si ce slogan continuait, il se désolidariserait de la marche. Il s’est mis en retrait et les gens ont arrêté de le prononcer. On est tous allés vers la grille. Les gens étaient tellement en colère qu’ils ont sauté dessus et l’ont secouée. Et celui qui avait manifesté contre le slogan est venu parler aux retenus. Il a dit que ce n’était pas l’objectif, qu’il ne fallait pas rentrer dans le jeu de la police, qu’en secouant la grille, la police allait croire qu’ils voulaient sortir et casser les grilles. Donc les retenus ont laissé la grille, et la marche s’est terminée. Les gens sont rentrés dans les chambres, mais ils sont sortis avec des matelas. Ils les ont entassés dans la cour. On a vu que les agents qui étaient là couraient pour aller au CRA 1 parce que ça chauffait aussi. Peut-être que quand les matelas ont été sortis chez nous, les retenus du CRA 1 l’ont vu, ils ont vu qu’on manifestait. De notre centre, on sentait l’odeur du gaz lacrymogène du CRA 1 et ça criait de partout. Alors qu’au CRA 2, bien que les matelas aient été sortis, il n’y a pas eu d’affrontements entre retenus et policiers. Je ne peux pas donner l’heure exacte à laquelle les matelas ont commencé à brûler, mais ça s’est passé une bonne vingtaine de minutes après que les policiers ont couru vers l’autre centre, et avant leur retour. C’est aussi après qu’on a vu du feu dans les chambres. Je ne peux pas dire si c’est la police ou les retenus qui ont mis le feu. C’est un édifice public et brûler un édifice public, ce n’est pas bien. Il pouvait y avoir des morts, mais en tant que retenu, je me réjouis que le centre ait pris feu. »

Un retenu du CRA 1. «Le dimanche matin, comme tous les jours, on s’est levés un peu tard, vers 10 heures ou 11 heures, pour ceux qui ne vont pas dans les tribunaux. C’était calme. Au centre de rétention, tous les jours se ressemblent, ce sont les mêmes activités chaque jour. C’était donc comme s’il n’y avait pas eu de décès le samedi. Les gars recevaient leurs appels au téléphone des cabines, comme d’habitude. Comme je l’ai dit, le samedi, on n’avait pas décidé de quelque chose. Après la prière de 14 heures, les gens sont venus et se sont attroupés, peut-être pour faire une marche silencieuse. Mais ils n’ont pas pu la faire car la police a vu l’attroupement et est entrée tout de suite. Parmi les retenus, il y en avait un qui était plus excité, les policiers l’ont pris de force et sont sortis avec lui. Les retenus n’étaient pas contents de la manière dont ils ont pris le gars. Ils ont essayé d’enlever la grille et ils criaient. Les policiers ont tout de suite lancé des gaz lacrymogènes pour disperser l’attroupement. Les gens pleuraient. Certains sont allés dans les chambres, d’autres sont restés. Ils ont cassé des morceaux de goudron fissurés et les ont lancés. Mais les pierres ne sont même pas passées tellement la grille est haute et fine. Il y avait beaucoup de gaz lacrymogènes, à tel point que les flics ne pouvaient plus entrer. Certains retenus sont allés vers l’autre bâtiment où il y avait moins de gaz, mais quand ils y sont entrés, les gens se sont encore excités partout. On ne savait même pas qui était qui. Un Arabe se tapait la tête contre le mur exprès. Ses amis ont commencé à l’attraper et lui dire de ne pas faire ça, mais il y retournait, et il est tombé. Tout d’un coup, j’ai vu la fumée. J’ai voulu m’approcher pour regarder, mais je n’ai pas pu voir, il y avait trop de monde. Je suis allé de l’autre côté. Il y avait un gars qui avait reçu du gaz lacrymogène en plein visage. Avec un ami, on a pris des serviettes pour le nettoyer et on est restés longtemps avec lui. Comme il y avait de la fumée et trop de lacrymo dans la cour, on ne pouvait pas y aller. Le feu a pris aussi à l’autre bout du bâtiment. Les pompiers sont venus, ils craignaient un peu l’excitation du groupe et n’osaient pas entrer. Le feu a duré un peu plus de trente minutes avant que les pompiers n’arrivent. Du bâtiment où j’étais et où on s’est tous blottis, on entendait beaucoup de bruit venant du bâtiment qui brûlait. Puis on est sorti de la chambre, parce que le gars qui était avec moi n’était pas bien du tout ; il ne pouvait plus parler. Quand on est sortis, j’ai vu que tout était délabré. Je suis retourné prendre un petit sac que j’avais préparé. Quand j’ai rouvert la porte, il y avait plein de lacrymogène. À cet instant, j’ai cru que j’allais mourir. Je suis descendu, mais je n’y voyais pas clair, j’avais une serviette sur les yeux. Il y avait de la fumée partout dans le nouveau réfectoire. Les policiers qui nous dirigeaient disaient : “Sortez ! Sortez !” Nous, dans notre tête, on a cru que c’était la libération. On croyait qu’on allait voir la porte de la cour grande ouverte. Je crois que la révolte a été spontanée. Si les flics avaient su faire, s’ils n’avaient pas dispersé les gens et qu’on avait laissé les gars marcher calmement, peut-être que cela se serait passé autrement. Moi, pour “centre de rétention”, je dis toujours “détention”, et les flics n’aiment pas ça. Mais pour moi, nous sommes en prison, on n’est pas libres. La manière dont les gens sont expulsés, le fait même que les gens soient expulsés, quand tu penses à tout cela, tu es démoralisé. C’est ça qui a créé ce sentiment de révolte. Comment le feu est arrivé ? Comment ils ont fait ? Franchement, je ne veux même pas savoir. C’est la mort du monsieur qui a suscité toutes ces violences-là, légitimes ou pas. Mais quand même, les révoltes, ça arrive partout. Quand il y a quelque chose qui ne va pas, il y a des révoltes, même en ville, dans la vie courante, il y a toujours des révoltes. »

Un retenu du CRA 2. « Au CRA 2, il n’y a pas eu d’opposition aux pompiers ni aux agents de police pour éteindre le feu. Nous nous sommes mis dans un coin pour qu’ils puissent passer. Deux ou trois agents sont entrés. Ils nous ont matraqués et ont utilisé des bombes lacrymogènes pour mettre en sécurité leurs collègues. Les CRS sont entrés en colonne avec des extincteurs mobiles qu’ils poussaient. Ils sont arrivés à hauteur du feu et ont essayé de l’éteindre ; ils n’ont pas pu. Les pompiers sont arrivés une vingtaine ou une trentaine de minutes après. Ils ont essayé d’abord de sauver les meubles avant de nous évacuer nous. Comme on est des sans-papiers, ils s’en foutent. Ils ont d’abord essayé de sauver le CRA. C’est le CRA qui leur tient à cœur et non les personnes physiques. Au moment où ils ont senti que le feu allait prendre dans tout le bâtiment, ils sont venus vers nous pour nous évacuer. Alors on leur a dit : “Non ! Si c’est comme ça, on préfère mourir tous ensemble dans le feu plutôt que de sortir. Vous, dans un premier temps, vous n’avez pensé qu’à sauver les meubles au détriment des personnes !” Peut-être qu’ils n’ont pas aimé, mais c’est la vérité.

Ils nous ont demandé ensuite de partir par groupe de 10. Tout le groupe s’y est opposé. On leur a dit : “On est un groupe et si on va quelque part, on y va ensemble.” Ils ont refusé en nous disant qu’ils ne prendraient pas le risque de tous nous accompagner. On était presque une centaine, ils n’avaient pas assez d’effectif pour nous encadrer. On s’est laissé faire. Ils nous ont emmenés jusqu’au gymnase de l’école de police. On y a retrouvé les retenus du CRA 1. Les gens étaient intoxiqués par la fumée et les gaz lacrymogènes. Ils nous ont rassemblés au milieu pour avoir une vision sur le groupe. Ils ont baissé le rideau de la porte du gymnase et nous ont gazés. Ceux du CRA 1, qui étaient déjà intoxiqués, ont commencé à tomber. Leurs poumons étaient déjà plein de gaz ou de fumée. À ce moment, le Samu est beaucoup intervenu. Ils nous ont conduits dans la cour, sur le parking où les agents de police garent leurs véhicules. Ils ont fait un cercle avec les camions de CRS. On était à l’intérieur du cercle. Les CRS étaient entre les camions et nous. Ils nous ont comptés. Ils voulaient connaître l’effectif. Ils ont des comptes à rendre. Des ordres ont été donnés. Leur priorité, c’était l’effectif et non pas l’état de santé des retenus. On a entendu qu’une cinquantaine de personnes s’étaient échappées. C’était faux. Quand ils faisaient l’appel, les gens ne répondaient pas. Moi-même, je n’ai pas répondu. J’étais énervé par rapport à leur comportement. Quand on s’est retrouvés dans la cour, des retenus du CRA 1 ont dit que quelqu’un avait été tabassé. Il était gravement blessé. Certains ont dit qu’il était mort. »

Un retenu du CRA 1. « Au gymnase, on m’a raconté que quelqu’un était tombé sur la nuque, en descendant l’escalier au niveau du réfectoire. Son sang coulait. Les policiers sont venus prendre la personne. Ils l’ont tirée et l’ont fait passer par une porte qui s’ouvre avec un badge. Ils l’ont emmenée vers l’infirmerie et ont refermé la porte. On est restés dans la cour pendant plusieurs heures. On savait que des gens étaient devant la porte d’entrée et voulaient savoir ce qui s’était passé. Mais les policiers ont garé un car du Samu entre les associations de l’extérieur et nous, pour nous cacher. Trois députés sont venus nous voir. Ils nous ont dit qu’ils allaient plaider pour une libération de tout le monde. Après une trentaine de minutes, ils sont revenus pour nous dire qu’ils n’avaient pas eu gain de cause. Le préfet a refusé une libération collective et immédiate. Après 22 heures, ils sont venus nous voir pour nous dire que ceux qui voulaient manger devaient y aller. Un petit groupe est parti manger, mais, instinctivement, sans aucune communication entre nous, la majorité a décidé de rester. Ensuite, les policiers nous ont dit que les personnes qui voulaient récupérer leurs affaires au coffre devaient aller les chercher. Ils ont accompagné jusqu’au coffre 10 ou 15 groupes de trois personnes, mais elles ne sont jamais revenues. Ceux qui étaient partis manger ne revenaient pas non plus. Un agent est venu nous demander s’il y avait d’autres personnes qui voulaient aller récupérer leurs affaires. Tout le monde a refusé. On leur a répondu qu’ils étaient en train d’essayer de nous désolidariser et qu’ils voulaient casser l’ensemble du groupe. Un monsieur, je crois que c’était le chef de la police, a demandé si on avait un délégué. On a dit qu’on était tous ensemble et qu’il n’y avait pas de délégué, ni de responsable. Ils ont commencé à parler avec un retenu, qui a demandé à aller voir ce qui se passait, où avaient disparu les gens. On lui a dit de ne pas y aller, qu’il n’allait pas revenir. Ils ont juste dit qu’ils allaient parler avec lui. Mais il n’est pas revenu. [Cette personne, ce jour-là, a été placée en garde à vue.] Ceux qui avaient encore leur portable ont reçu des appels pour dire que, vraisemblablement, on allait nous conduire dans d’autres centres. Mais nous, on voulait rester ensemble. Il était 22 heures ou 23 heures, il était tard, la gendarmerie a réussi à nous serrer, serrer, serrer ; elle nous a fait partir un à un jusqu’au coffre. Ils ont commencé à mettre quelques personnes dans des fourgons, certaines étaient menottées. On avait peur, on a dit que ce n’était pas possible de partir comme ça. Notre groupe était parmi les derniers, on est restés jusqu’à minuit, 1 heure du matin. On savait qu’on allait nous éparpiller, mais on ne savait pas où. La personne que j’avais aidée, qui avait reçu du gaz lacrymogène dans le visage, devait aller dans mon bus. Ils l’ont appelée, ils sont allés la chercher, mais elle ne pouvait pas marcher. J’ai demandé : “Est-ce que cette personne doit encore aller en rétention ? Pourquoi ne pas l’amener directement à l’hôpital ?” Les flics ont dit qu’il faisait semblant, que c’était du cinéma. C’est comme si les policiers et les CRS voulaient nous dire tout le temps : “Vous avez vu, nous, nous sommes forts.” Ils ont soulevé le gars en question, de manière horizontale, pour le mettre dans le bus. Je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait obliger celui-là à rentrer, je sais qu’il ne faisait pas semblant. Finalement, ça n’allait tellement pas qu’ils ont dû le faire redescendre et appeler l’infirmière. Ils l’ont mis sur un brancard, et il est parti dans la voiture des pompiers. Et on est partis. J’ai vu le panneau “Lille”, puis “aéroport”, on s’est alors dit que c’était encore plus grave que ce qu’on pensait. Mais on est arrivés au centre de rétention. Voilà. »

La nuit du 22 juin, les retenus de Vincennes sont pour la plupart transférés en autocar vers d’autres centres de rétention : 54 retenus à Lille-Lesquin, 100 à Nîmes-Courbessac (en TGV spécialement affrété), 40 personnes au centre de rétention de Paris-Cité, 22 à Rouen-Oissel, 18 à Palaiseau, 10 au Mesnil-Amelot. Certains seront expulsés, mais la grande majorité sera libérée. D’autres seront arrêtés et inculpés. Aucun bilan exhaustif n’a été publié par la suite.

Le 21 juin, à 21 heures, une trentaine de manifestants se rassemblent spontanément devant le centre de rétention de Vincennes lorsqu’ils apprennent qu’un retenu est mort. La police ne les laisse pas accéder au centre. Le lendemain, le centre prend feu sous les yeux des manifestants. Vers 23 heures, après le transfert des détenus, un rassemblement se déroule devant le commissariat de la rue Louis-Blanc, en soutien aux deux retenus en garde à vue. Une trentaine de personnes sont présentes. Le 24 juin, à l’appel du 9e Collectif de sans-papiers, 200 personnes manifestent devant les ruines du centre de rétention de Vincennes. D’autres se rassemblent devant le commissariat de la rue Louis-Blanc pour exiger la libération des deux retenus placés en garde à vue suite à l’incendie.

Conclusion

Thursday, November 8th, 2012

     Juste après l’incendie, les déclarations qualifiant cet événement de « drame » se sont multipliées. Le véritable drame est de vivre traqué, dans la crainte permanente d’être arrêté, enfermé, expulsé. Que de nombreuses personnes soient acculées à choisir le suicide et l’automutilation comme portes de sortie de la rétention, qu’il y ait de plus en plus d’arrestations et d’expulsions, là se situe le vrai drame. Dans cette logique, l’incendie de Vincennes représenta une bouffée d’air.

L’amélioration des conditions de rétention ne pourra pas rendre l’atmosphère plus respirable. Des conditions prétendument plus humaines ne pourront supprimer les raisons de la révolte. Lorsque les souricières légales et administratives se sont refermées les unes après les autres, il ne reste plus que l’attente. On ne peut pas vivre dans l’attente de l’expulsion, dans l’attente de voir son nom affiché sur la liste des vols, dans l’angoisse d’entendre son nom appelé dans les haut-parleurs, dans la crainte de voir les flics débarquer dans sa chambre. Dans ce contexte, le seul moyen d’en sortir, c’est la révolte.

Présenter les choses comme un drame ou accuser des éléments extérieurs d’être responsables de l’incendie, c’est nier la capacité de révolte des retenus et les déposséder de la portée de leur action. En se révoltant, ils échappent à la condition de victime : ils ne sont plus les bons sans-papiers qu’on choisit d’aider parce que travailleur, étudiant ou chargé de famille. Se révolter, c’est se réapproprier un moment son destin.

L’incendie de Vincennes a eu des répercussions immédiates. De nombreux retenus du centre n’ont pas été expulsés. En temps normal, 50 % des sans-papiers placés en rétention sont reconduits à la frontière. Moins de 10 % des retenus présents le jour de l’incendie l’ont été. Parmi les 100 retenus transférés à Nîmes, sept ont été expulsés.

L’incendie de Vincennes a enrayé la machine à expulser : 280 places en rétention en moins, c’est concrètement moins de sans-papiers enfermés chaque mois. On a pu constater durant l’été qui a suivi l’incendie qu’il y a eu moins de rafles à Paris. Aux audiences du JLD au tribunal de grande instance de Cité, cinq personnes étaient inscrites chaque jour, contre une trentaine habituellement.

En trente ans de lutte sur la question de l’enfermement des sans-papiers, jamais une campagne ou une action n’avait eu une telle portée, tant d’un point de vue concret que symbolique. L’État l’a bien compris et cherche des boucs émissaires parmi les retenus. Il s’agit de faire des exemples. À ce jour, nous savons que cinq retenus ont été inculpés suite à l’incendie. Parmi ces cinq personnes, quatre sont en prison, la cinquième est recherchée. Il y en a peut-être d’autres. À l’extérieur également, durant ces six mois de lutte, la répression a été sévère (arrestations, gardes à vue, procès, emprisonnements). Certains continuent à en faire les frais.

Quatre mois après l’incendie, un premier centre de 60 places ouvre au même endroit. Deux autres, de taille identique, doivent être construits ultérieurement. Ces centres ont une capacité moins importante dans un souci de mieux contrôler les retenus.

À Vincennes comme ailleurs, les brimades et les tabassages sont le quotidien des retenus. Et la lutte continue. Des grèves de la faim sont régulièrement entamées. Le samedi 2 août, les bâtiments 1 et 4 du Mesnil-Amelot prenaient feu. Les retenus manifestaient en criant « liberté ».

Pour nous, il ne s’agit pas d’aménager l’enfermement pour le rendre plus humain. Il ne s’agit pas non plus d’améliorer les conditions d’expulsion pour qu’elles se fassent dans le respect et la dignité. Encore moins de réclamer des critères de régularisation qui ne profiteront qu’à quelques-uns en excluant tous les autres. Nous continuerons à combattre la machine à expulser, son idéologie, ses pratiques, et bien évidemment le système d’exploitation capitaliste dans lequel elle s’inscrit.

La seule alternative à la rétention, aux expulsions, aux arrestations, c’est la liberté. Liberté de circuler. Liberté de vivre là où l’on veut avec qui l’on veut. Liberté qui ne saurait être suspendue à un bout de papier.

Glossaire

Thursday, November 8th, 2012

8e bureau : dit « bureau des éloignements ». Situé à la préfecture de Police de Paris. Les étrangers y sont convoqués pour être expulsés ou pour un réexamen de situation (s’ils sont sous le coup d’une mesure d’éloignement). Ce service décide et organise les expulsions. Le terme « éloignement » est un véritable piège parce qu’il n’est souvent pas compris, de nombreuses personnes se rendent à leur convocation sans même se douter qu’elles peuvent y être arrêtées.

Anaem : Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations. Elle est présente à l’intérieur des centres et assure la vente des cartes téléphoniques, des cigarettes et participe à la logistique des expulsions : change d’argent, récupération des bagages. Les retenus la confondent parfois avec la Cimade.

Appel : les décisions du juge des libertés et de la détention (JLD) et du tribunal administratif (TA) peuvent être contestées en appel. Dans les témoignages, il est surtout question de l’appel de la décision du JLD.

APRF : arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. À la suite d’une interpellation, la préfecture peut ordonner qu’un étranger sans papiers soit reconduit à la frontière. Dans ce cas, il peut être placé en rétention (selon les places disponibles). L’APRF peut faire l’objet d’un recours au TA. En 2004, le nombre d’expulsions s’élevait à 15 660 sur 69 602 APRF.

Cimade : service œcuménique d’entraide. Anciennement, Comité inter-mouvements auprès des évacués. Association présente dans les centres de rétention. La Cimade a été créée par une théologienne protestante, au début de la Seconde Guerre mondiale, pour faciliter l’installation des populations alsacienne et lorraine qui avaient été évacuées vers le sud de la France. En fonction des périodes, ses missions ont évolué. En 1984, elle a signé une convention avec l’État qui lui permet d’être présente dans les centres de rétention, où elle assure l’information et l’assistance juridique aux retenus. Tous ne font pas l’objet d’un même traitement, la Cimade ayant tendance à privilégier les « bons » candidats (retenus mariés, travaillant, installés en France depuis longtemps, etc.). C’est la seule ONG autorisée à entrer dans les centres de rétention. L’État a remis en cause ce qu’il appelle le « monopole » de la Cimade en lançant un appel d’offres, il a ainsi ouvert le marché de la défense des droits des retenus.

CRS : Compagnie républicaine de sécurité. Elle peut intervenir dans les centres de rétention. Les CRS sont entrés à de nombreuses reprises à Vincennes pour mater les révoltes.

Gendarmerie/police : les CRA sont placés sous le contrôle de la police (sécurité publique ou police aux frontières), sauf trois qui relèvent de la gendarmerie (Mesnil-Amelot, Perpignan, Strasbourg).

ITF : interdiction du territoire français (temporaire ou définitive). Sanction prononcée par la juridiction pénale (tribunal correctionnel, cour d’appel ou cour d’assises) à l’encontre d’un étranger coupable d’un crime ou d’un délit. Prononcée à titre de peine complémentaire à une peine d’emprisonnement ou d’amende (la « double peine ») ou à titre de peine principale. Elle entraîne alors de plein droit la reconduite à la frontière et donc le placement en centre de rétention.

JLD : juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance ou « 35 bis ». La décision initiale de placement en rétention est prise par le préfet pour une durée de quarante-huit heures. Au-delà de ce délai, le JLD doit être saisi. Ce juge doit s’assurer que l’interpellation et la garde à vue de l’étranger ont été régulières et qu’il a été, au moment de son placement en rétention, informé de ses droits et mis en état de les faire valoir. Après avoir entendu l’étranger, il décide de son maintien en rétention pour une durée de quinze jours ou, à titre exceptionnel, d’une assignation à résidence, voire très rarement de sa libération en cas de nullité. Le quinzième jour, si l’étranger n’a pas été expulsé, la rétention peut être renouvelée pour une durée de quinze jours par le JLD à la demande du préfet. Ces décisions sont susceptibles d’appel. L’audience est publique et expéditive.

Laissez-passer : la préfecture à besoin d’un laissez-passer pour l’expulsion si l’étranger n’a pas de passeport en cours de validité. Il est délivré par le consulat du pays d’origine supposé du retenu. Certains pays en délivrent 90 %, d’autres moins de 5 %. L’octroi des laissez-passer dépend d’accords officiels ou tacites entre la France et les pays d’origine des retenus. La délivrance de ces laissez-passer peut faire l’objet de pressions politiques de part et d’autre.

Local de rétention : ces locaux sont créés à titre permanent ou pour une durée déterminée par arrêté préfectoral. Ils peuvent être situés aussi bien dans un hôtel de police que dans une préfecture, un aéroport ou n’importe quel local loué à la préfecture.

Ofpra : Office français de protection des réfugiés et apatrides. Il est placé sous la tutelle du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire depuis la loi du 20 novembre 2007 sur l’asile. Il a pour mission d’accorder l’asile ou de reconnaître la qualité d’apatride.

OQTF : le refus de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour peut s’accompagner d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Si la personne ne quitte pas le territoire dans un délai d’un mois après sa notification, l’OQTF a les mêmes effets qu’un APRF.

Recours : il s’agit d’un recours en annulation auprès du tribunal administratif contre la décision d’obligation de quitter le territoire (OQTF) ou de reconduite à la frontière (APRF). Les délais sont de quarante-huit heures à partir de la notification pour l’APRF et d’un mois pour l’OQTF. La personne doit déposer un dossier comportant un maximum de pièces sur le séjour en France, les démarches administratives, la situation familiale, considérées comme preuves de « l’intégration ». Pour cela, il peut être aidé par un avocat, la Cimade et sa famille.

Refus d’embarquement : à l’aéroport, le retenu peut tenter de se soustraire à l’expulsion en protestant notamment auprès du personnel de bord de l’avion. Lorsqu’un sans-papiers parvient à faire échec à son expulsion, il est reconduit en centre de rétention ou placé en garde à vue et déféré en comparution immédiate devant un tribunal correctionnel. Le retenu peut aussi refuser la comparution immédiate, il est alors mis en détention provisoire ou libéré dans l’attente de son procès. Le refus d’embarquement constitue un délit qui peut être puni de trois ans de prison et d’une ITF de dix ans maximum.

TA : tribunal administratif. Le TA juge de la légalité de l’APRF ou de l’OQTF sur la forme et sur le fond, mais pas de la régularité de l’interpellation, de la garde à vue et du placement en rétention (compétence du JLD).

Thursday, November 8th, 2012